Le poilu du Mont-Aigoual
18/05/2025
1972.
Je bosse au Mont-Aigoual. Enfin je bosse... je devrais dire je glande à écouter Lenorman, Ringo, Jonasz, Duteil ou Véronique Sanson. Autant certains jours c'est la folie quand le sommet joue à cache-cache avec les nuages, autant quand il fait beau, le travail ne consiste qu'à sortir quelques minutes et transmettre l'absence de nuages à Montpellier par radio HF, Une fois toutes les trois heures, de 7 à 19 h et de gribouiller tout ça à l'encre de chine sur le "compte-rendu quotidien". A l'encre de chine , la seule tolérée par la Météorologie Nationale à l'époque.
Il fait beau, mais très froid, et par la fenêtre de ma tour, je regarde le spectacle de ceux qui viennent "d'en bas" (Montpellier, Nîmes, Le Vigan). Pour la plupart ils sont en chemisette ou t-shirt, et ne se doutent pas que la différence de température ressentie peut dépasser 25 degrés !
C'est le cas en ce 19 août. Ils ont quitté la plaine à 27/28 degrés, et là-haut le ressenti est de -2° !!!
J'aurais une caméra je les aurais filmés pour l' envoyer à la "caméra invisible" : Leur expression quand ils sortent de leur voiture vaut le coup d'oeil. Ils grimacent, transis par le froid, et la plupart rentrent immédiatement dans leur bagnole.
Quelques-uns, plus hardis, enfilent un pull, et malgré les rafales à plus de 70 km/h, montent sur la tour (je suis juste en dessous) pour jouir du panorama, qui s'étend ce jour-là des Pyrénées au Sancy en passant par le Plomb du Cantal puis du Mont Lozère au Mont Blanc et toute la chaîne des Alpes. Devant : le Ventoux, bien détaché des sommets enneigés. Oui en ce temps-là on trouvait encore les "neiges éternelles", qui ne fondaient jamais au-dessus de 2700 mètres. Enfin, plein sud, la mer. On distingue même les immeubles de la Grande Motte.
On sonne.
Pourtant l'entrée est bien cachée, avec sur la porte une pancarte INTERDIT AU PUBLIC.
J'ouvre. C'est un petit vieillard chenu avec une canne. Il doit avoir dans les 80 balais.
- Bonjour, je suis de passage dans la région. Il se trouve que j'ai travaillé ici en 1922, juste après la guerre de 14. Que j'ai faite, monsieur, j'étais poilu dans les tranchées. Je voudrais tellement revoir ces lieux qui ont vu ma jeunesse.
Pas envie de me coltiner le poilu, surtout dans les escaliers où il doit mettre un quart d'heure à monter une marche. Alors je brode:
- Désolé mon pauvre monsieur mais ce ne sera pas possible, on est actuellement en travaux.
Les travaux. C'est pas mal ça... Je vois le vieillard se recroqueviller.
- Juste quelques minutes, s'il vous plaît monsieur. J'ai outrepassé les ordres de mon médecin, qui m'a interdit les longs trajets en voiture, et pourtant j'ai fait 4 h de route pour venir ici.
- Non, vraiment ce n'est pas possible, en plus je suis surchargé de travail.
Ben oui, Julien Lepers m'attend avec son hit-parade. Demis Roussos va t'il réussir à prendre la première place ? Est-ce le vent ? il me semble voir une larme sur la joue du poilu.
- Je n'insiste pas, au-revoir monsieur.
- vous aurez bien une occasion de revenir...
- oh non là c'était la seule et je pense que mon pauvre dos ne va pas me pardonner cette escapade.
Il remonte dans la voiture qui l'avait déposé, il y arrive vraiment très difficilement. La voiture démarre en trombe, et disparaît au loin. Ça ne va pas arranger son dos !
STOP.
Ce que j'ai écrit en couleur n'est pas vrai. Enfin les personnages ne sont pas vrais, mais l'histoire, si.
Elle ne se situe pas le 19 août 72, mais il y a 3 ans pile le 18 mai 2022. Et le vieillard chenu c'était moi, qui, 50 ans après y avoir vécu voulais revoir une dernière fois "mon" observatoire, celui de ses vingt ans.
Véridique aussi le refoulement "pour travaux". Sauf que je connaissais le zigue. Un collègue laid à faire peur que j'avais connu dans une autre vie, Éric Gamin *. Amoureux transi d'une femme avec qui "je sortais". Déjà me voir avec une canne avait dû le faire jouir, mais avoir le plaisir de me barrer la route, il a dû grimper aux rideaux !
Exact l'occasion unique, Chérie ne tenant pas à se taper 350 km de route de montagne, alors que mon cousin Jean-Yves m'en offrait l'opportunité.
Enfin il est exact que mon médecin m'avait déconseillé les longs trajets en voiture, et que mon dos ne me le pardonnera pas, ma double hernie discale évoluera en spondylolisthésis. Ce sera ma dernière sortie.
A moi la carte invalidité et le fauteuil roulant qui va avec !
Je vous embrasse.
* le nom a été changé.
3 commentaires
ta note Patrick sur le poilu du Mont Aigoual me rappelle un beau souvenir, j'ai eu l'occasion de monter jusqu'à la station météorologique du Mont Aigoual en août 1994 profitant de mes vacances cet été là à Gatuzières, un petit village du sud de la Lozère. Je me souviens vaguement d'avoir pu visiter une ou plusieurs salles avec de la documentation et j'avais acheté un bouquin intéressant , que j'ai toujours conservé, intitulé "Météo de la France, tous les climats localité par localité" écrit par Jacques Kessler météorologue et André Chambraud. C'est vrai qu'en arrivant il faisait très frais bien que l'altitude est de 1565 mètres soit à peu près la même hauteur que le Veyou (1589 m) point culminant du massif des Trois Becs à Saou dans la Drôme que je connais bien, mais le panorama là haut comme tu le décris est magnifique et ce fût je pense pour toi une belle expérience de bosser dans ce site merveilleux pour un de tes premiers jobs. Le passage sur ton refoulement lorsque tu es revenu en 2022 ne m'étonne pas finalement, j'ai fait aussi l'expérience que lorsque l'on quitte une boite et que l'on y revient juste pour dire bonjour on n'est pas souvent bien accueilli par certains. En tous cas j'aimerai bien y retourner au Mont Aigoual, même si toutefois ça fait assez loin depuis la Drôme, environ 250 km. Amitiés, Renaud.
Jolie histoire que tu nous racontes là !
Je me suis servi de google maps pour situer et surtout visualiser ce Mont Aigoual.
Le panorama est à craquer, mais cette station est quand même perdue au milieu de nulle part.
Je me pose une question...
On te vois, jeune, bosser, enfin faire semblant comme tu le laisses entendre... Etais-tu le seul présent dans ce bâtiment ou y avait-il d'autres intervenants avec lesquels tu pouvais échanger ?
Amitiés
@ Renaud : le contexte n'est pas le même. Je suis le plus jeune - et surtout le dernier en vie - ayant "vraiment" bossé là-haut, tout seul (début de réponse à Marc) et surtout ayant connu celui qui a sauvé (un temps...) la station, la figure de l'Aigoual : Christian Proust. Pendant la période où je fus là-haut, après 2 semaines de stage, je n'ai "tourné" qu'avec lui. Je suis en quelque sorte un "monument historique" qui a connu l'endroit "dans son jus", tel qu'il était à sa construction, avant que ça devienne un parc d'attractions.
Et c'est vrai que ça rend un peu jaloux ceux qui sont venus après 1975, quand Christian (qui est resté là-haut tout seul durant 18 mois !) est tombé malade, et qui ont pu travailler sans risquer leur peau, c'est à dire ne jamais être seuls là-haut.
@ Marc : tu as eu la réponse, effectivement, après deux semaines en double, j'ai tourné alternativement avec Christian, chacun tout seul. La règle était une semaine "en bas" et l'autre là-haut mais il m'est arrivé d'y faire 15 jours. A ma demande, c'était pour être libre les 10 jours suivants avant de partir "sous les drapeaux".
Avec le recul je me dis que je devais être un peu fou, le premier lieu habité étant à 9 kilomètres ! Quid en cas de chute ou accident ?
Sinon oui sur la photo prise au mois d'aout j'étais alors en double et je faisais semblant, mais en novembre quand on est seul et qu'on doit sortir (toutes les 3 heures, on n'avait pas de télétransmission) pour faire les relevés avec des rafales de vent à plus de 200 (qui n'ont finalement pas été validées...) ou des températures ressenties de -15°, alors là tu te dis que tu as eu raison de profiter quand tu pouvais le faire !
Mais ce fut pour moi une expérience très enrichissante.
Amitiés
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